Je suis tombé récemment sur un article rédigé par deux spécialistes du bégaiement, qui ont eu l’intelligence de mêler observations scientifiques et sondages effectués sur des forums, ce qui prouve bien que les deux sont compatibles.
Natalia et Ilia sont deux psychiatres russes et ils se sont penchés sur cette question essentielle : Pourquoi ne bégaie-t-on pas quand on est seul et comment exploiter cela en thérapie ? Ils ont pondu des éléments de réponse passionnants lors de la JMB 2007.
Commençons par le constat : est-il vrai que l’on ne bégaie pas quand on est seul ?
Pour répondre à cette question, l’approche scientifique se heurte à un écueil : comment effectuer une mesure sachant que la personne étudiée saura qu’elle est observée ? L’observer à son insu… Humm…. Pas très déontologique… Le moyen le plus fiable à ce jour semble donc d’interroger les PQB sur leur propre observation. Et là, les résultats sont tout simplement étonnants ! 2 sondages identiques ont été effectués en 2007 sur des forums russes (1485 personnes) et anglophones (170 personnes). J’ai également posé la question la semaine dernière sur le Cercle Très Privé des Personnes qui Bégaient et je remercie chaleureusement les 87 personnes qui ont répondu. Voici les résultats obtenus à la question :
"Bégayez-vous lorsque vous êtes seul(e) et que vous savez que personne ne peut vous entendre ?"
Russes | Anglophones | Francophones | |
Ne bégaient pas | 66% | 63% | 65,5% |
Bégaient moins | 28% | 22% | 30% |
Bégaient autant | 5% | 11% | 4,5% |
Impressionnant, non ?
A noter qu’un sondage similaire a été fait sur le site de la Chinese Stuttering Association : 89% des répondants disaient ne pas bégayer ou bégayer moins (pas de distinction entre ces 2 réponses).
Quels enseignements peut-on tirer de ce recoupement de constations ?
Pour moi, cela confirme deux choses :
- Dans leur grande majorité, les personnes qui bégaient s’expriment sans problème lorsqu’elles sont seules et se mettent à bégayer lorsqu’elles s’adressent à une autre personne (ou lorsqu’elles ne se sentent plus seules).
- Ce n’est pas une règle absolue. Pour certains (22 à 30%), le bégaiement s'atténue mais ne disparaît pas complètement. Il existe aussi une minorité non négligeable (de 5 à 11%) de PQB qui bégaient avec constance, qu’elles soient en situation de communication ou non. Il faut donc entendre leur voix et comprendre qu’elles s’agacent prodigieusement lorsqu’on leur parle d’un « trouble de la communication ».
Ilia et Natalia avancent une explication séduisante de cette diversité des bégaiements :
« Cela peut être une indication de la nature hétérogène du bégaiement. Pour certains, il aurait des causes organiques, étant donné que les symptômes sont stables et ne dépendent pas d’autres facteurs. Pour d’autres le bégaiement n’apparaît qu’en situation de communication impliquant d’autres personnes ; Cette découverte en amène plusieurs à croire qu’il peut y avoir des aspects psychologiques significatifs de communication présents dans le bégaiement développemental.
Dans ces cas, la dysfluence peut être considérée comme une réaction naturelle humaine qui reflète l’inconfort psychologique intérieur durant la communication et se manifeste par des chevrotements, une accélération du rythme cardiaque, une sensation d'étourdissement ou de la transpiration. Ces symptômes d’inconfort apparaissent généralement dans des situations stressantes telles que parler à des gens qui paraissent dangereux, un patron tyrannique ou, dans le cas d’un enfant, à un parent sévère. Ils peuvent aussi apparaître quand un individu se sent coupable. La personne qui bégaye est en incapacité de maintenir la fluence dans ces circonstances et la parole devient fragmentée. Tout individu, même normalement fluent peut expérimenter les symptômes du bégaiement pour peu qu’on lui donne les « bonnes » conditions et partenaires de conversation."
Cela voudrait donc dire qu’il y a des bégaiements d’origine psychologique et d’autres reliés à un dysfonctionnement neurologique ? Séduisant car cela réconcilierait les partisans du « tout psychologique » à ceux du « tout neurologique ». Oui mais dans ce cas, pourquoi les personnes normales ne bégaient pas quand elles sont en situation de stress ?
Nos amis russes – qui sont décidément formidables – répondent aussi à cette question. Ils expliquent que cela prend tout son sens si vous croyez que le bégaiement est causé à la fois par une composante physique et psychologique. L’intensité plus ou moins forte du dysfonctionnement cérébral expliquerait la diversité des résultats :
- Chez les personnes qui ne bégaient pas seules, le bégaiement ne s’activerait que sous l’effet du stress, là où le composant physique n’aurait pas été suffisant pour dérègler le débit et le rythme de leur parole. Un peu comme Bruce Banner, ce physicien à l’ADN modifié par un bombardement de rayons Gamma, qui gonfle de volume, devient tout vert et se transforme en Hulk seulement lorsqu’on l’énerve. Cela rejoint l’image que j’aime évoquer : le bégaiement est une braise attisée par un vent d’émotions négatives.
- Chez les personnes qui bégaient moins lorsqu’elles sont seules, la composante physique (cérébrale) est suffisante pour produire un bégaiement modéré, même quand on est seul, et ce bégaiement s’aggraverait sous l’effet du stress.
- Chez les personnes qui bégaient autant dans toutes circonstances, l’aspect psychologique n’aurait pas d’incidence. La composante neurologique se suffit à elle-même.
Cela confirmerait aussi certaines théories. Ainsi, Olivier nous avait parlé sur son iceberg d'une théorie existant depuis la fin des années 1980 et dont le suédois Per Alm a fait son mémoire en 2005 :
"Cette théorie est prise très au sérieux, très bien argumentée, et prise en compte par tous les chercheurs. Elle explique qu’il y aurait deux chemins dans le cerveau pour la parole. Chanter/Lire en choeur/Jouer la comédie n'utilisent pas le même chemin que lorsqu'on parle spontanément à quelqu'un. Si par exemple vous commencez à parler bien, nickel, devant quelqu'un, mais que brusquement vous butez, ça peut vouloir dire que votre parole vient de basculer brutalement d'un chemin à l'autre. (...comme un changement de rails de train, un circuit de courant dont la bascule serait sensible...)."
Cela fait écho à la théorie cognitivo-comportementale de Bob Bodenhamer, un spécialiste de la PNL, qui s’intéresse de près au bégaiement. Pour lui, la PQB aurait deux « stratégies » : une où elle parle librement et de manière fluide et une stratégie de « blocage ». C’est la signification que la PQB donne à la situation de parole qui va lui faire choisir l’une ou l’autre des stratégies. En résumé, on va se mettre « en mode bégaiement » si l’on se sent menacé.
Quel enseignement en tirer pour la thérapie ?
Natalia et Ilia expliquent qu’en Russie, il y a deux approches principales pour traiter le bégaiement :
- détourner l’attention de la PQB de sa propre parole. Cela serait plus efficace pour les personnes capables de parler avec fluidité lorsqu’elles sont seules et leur permettrait d’avoir dans la plupart des circonstances cette fluidité naturelle et spontanée. Je confirme que lorsque je suis seul je ne suis plus dans l’anticipation. J’ouvre la bouche et les mots sortent d’eux même sans appréhension, ni préparation.
- ou au contraire focaliser l’attention de la PQB sur le contrôle de sa parole. Cette méthode serait plus efficace pour les personnes dont le bégaiement n’est pas ou peu liée au stress.
Un sondage effectué sur le site de la Chinese Stuttering Association, renforce ce constat. Nos camarades chinois ont été consultés sur les méthodes et approches les plus bénéfiques à leur problème de bégaiement. Le changement d’attitude envers le bégaiement vient en premier (39%), suivi par “parler davantage dans la vie quotidienne”(22.5%). Viennent ensuite “les techniques de prononciation”(15.5%), “les exercices de relaxation”(11%), “lire à haute voix”(10.5%), et “les appareils d’assistance auditive(tels le DAF)”(1.4%).
C’est intéressant de voir que les ¾ de ces approches ne concernent que du travail comportemental et non du mécanique. Et pour ma part, je ne peux m'empêcher de rapprocher ce chiffre de la part des personnes ne bégayant pas lorsqu'elles sont seules…
On voit aussi dans ces observations le danger de vouloir imposer une méthode unique à toute personne qui bégaie, que ce soit le programme Lidcombe, les thérapies cognitivo-comportementales ou la « méthode » d’un ancien bègue. De mon côté, j’avoue promouvoir de manière un peu monomaniaque les bienfaits du travail sur les émotions. Les résultats du sondage m’amèneront à être plus nuancé à l’avenir et c’est une très bonne chose.
La première question à poser par un thérapeute devrait donc être :
« Bégayez-vous lorsque vous êtes seul ? »
La clef de la solution au problème du bégaiement se situe dans la réponse à cette question et dans l’interprétation de ce phénomène. J’en ai l’intuition depuis longtemps et j’en suis maintenant convaincu.
J’espère que cet article donnera envie à certains étudiants ou thérapeutes de pousser un peu plus leurs investigations dans ce sens.
Laurent
Lien vers l'article de Natalia et Ilia
10 commentaires:
Très intéressant. Merci pour cet article.
Richard Parent
Superbe article qui change du coup mon appréhension du bégaiement.
Un moyen d'étudier les personnes bègues parlant seules, seraient de leur dire qu'on les étudie pour autre chose...ça a déjà été fait, dans d'autres domaines
Cet article est assez emballant, parce qu'il tente de concilier la neuro et la 'dépendance' apparente du bégaiement aux émotions, à tout ce qu'on croit "psy"...etc.
Maintenant, je vais passer en mode rabat-joie- pour vous dire que les chercheurs y ont déjà certainement pensé. Et que le travail d'Ilia et Natalia aurait plus être plus poussé -et encore plus excitant, plus passionnant !!- si elles étaient rentrées dans le détail des dysfonctionnements cérébraux
Mais elles ont le mérite d'avoir voulu concilier les deux, comme je l'ai dit, et ça, c'est ridiculement rare...alors que c'est ce qui divise les forumeurs depuis des décennies.
Merci Richard et Daniel.
Olivier, même si on dit aux PQB qu'on étudie autre chose, elles se sentiront de toutes façons observées et n'auront pas la sensation d'être seules.
Il y a une partie de l'article que je n'ai pas encore traduite mais qui t'intéressera. Cela aborde un autre sujet : le phrasé monotone des PQB. Et apparemment, l'endroit où on gère et interprète les intonations se trouve pas loin de l'ère de Broca...
Le phrasé monotone des personnes bègues (c'est la prosodie, ou je dis une bêtise ?!) pourrait n'être qu'une conséquence du manque de naturel, et d'une énergie concentrée dans la simple production motrice de la parole
Auquel cas il n'y aurait pas besoin d'explication scientifique
je suis en train de lire l'article
Mais bon ça date de 2007, et pas d'écho depuis...
Par contre, les correspondances des résultats des sondages restent surprenants, je réfléchis à un contre argument, pas facile...
Merci pour l'article, très intéressant. Et en effet mes monologues sont d'une fluidité à toute épreuve... Je me demande d'ailleurs s'il ne faudrait pas s'exercer à l'interaction sociale - mentalement - et de manière régulière.
A tester...
Philippe
Merci Philippe. Pour l'exercice mental à l'interaction sociale, tu seras peut-être intéressé par cet article sur les bienfaits de la visualisation :
Lien
Laurent. J'ai ajouté dans ma traduction sur La Visualisation (selon la PNL) un lien vers cet article.
Merci. Richard
En effet je n'avais pas lu cet article. Merci beaucoup !
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