De nombreuses thérapies « anti-bégaiement » soulignent l’importance de travailler le contact visuel. En effet, les personnes qui bégaient ont tendance à détourner le regard lorsqu’elles accrochent ou bloquent sur un mot. Ci-après, un petit florilège de la littérature sur le sujet :
« Essayez de maintenir le contact visuel avec vos interlocuteurs. Détourner le regard coupe la communication avec votre auditoire et leur signifie que vous avez honte et êtes dégoûtés de la manière dont vous parlez.» (Gerald R. Moses - Associate Professor of Speech Pathology Eastern Michigan University, Ypsilanti)
« Maintenir le contact visuel peut sembler facile. Pour beaucoup de gens, c’est très difficile. Je connais des bègues qui ont suivi des thérapies avec succès mais qui sont toujours incapables de se débarrasser de l’habitude de détourner le regard lorsqu’un blocage survient. » (Frederick P. Murray - Director, Division of Speech Pathology University of New Hampshire, Durham)
« Vous devez acquérir la faculté de maintenir un bon contact visuel avec votre interlocuteur lorsque vous bégayez. » (Charles Van Riper)
« Maintenir le contact visuel ne va pas éliminer votre bégaiement mais cela va réduire votre sentiment de timidité et vous permettre de prendre confiance en vous. » (Malcolm Fraser)
Récemment encore, j’ai vu que des exercices sur ce thème étaient programmés dans un stage pour orthophonistes. J’avoue pourtant que je n’avais pas attaché une importance excessive à ce fameux contact visuel. Pour moi, cela était au mieux une astuce sympathique ou un petit « truc » de communiquant mais pas vraiment un élément déterminant dans le traitement du bégaiement.
Jusqu’au jour où je suis tombé sur un documentaire consacré à Gérard Depardieu. Il évoquait rapidement le bégaiement dont il avait souffert durant son adolescence et terminait par cette phrase qui m’a fait sursauter : « Ce qu'il faut, c'est être plus fort que l'autre dans le regard. »
Que Depardieu, monstre d’éloquence et de charisme et inoubliable Cyrano, puisse résumer ainsi la clef de sa guérison, voilà de quoi sursauter ! Tel Archimède courant nu dans les rues de Syracuse, j'ai donc bondi de mon canapé et je suis monté m'enfermer dans mon bureau où je suis resté reclus durant trois semaines en me nourrissant exclusivement de Nutella et de lait de chèvre. Cela m'a permis de rassembler mes notes, de les compléter et de rédiger ce billet, que je vous livre aujourd'hui, vous le comprendrez, avec une certaine émotion. Même si vous ne bégayez pas, je pense que vous en tirerez quelques enseignements intéressants.
Pourquoi détournons-nous le regard lorsqu’un blocage survient ?
Tout d’abord, le détournement du regard n’a pas d’explication neurologique. La rupture du contact visuel est une des manifestations du bégaiement. C’est un comportement appris que nous avons pris l’habitude de déclencher dès qu’un blocage survient.
Pourquoi ?
Pas besoin de partir en analyse durant cinq ans pour comprendre (vous voyez, je vous fais même faire des économies) : détourner le regard est une manière de se protéger, de ne pas affronter quelque chose que l’on ne veut pas voir. Vous détournez le regard parce que vous vivez votre bégaiement comme quelque chose de « mal », de honteux et que vous ne voulez pas voir la gêne, l’impatience ou la pitié sur le visage de votre interlocuteur.
Le problème, c’est qu’en faisant cela vous obtenez exactement l’effet inverse. Détourner le regard est assimilé à l’embarras et à la honte. Les personnes qui ont du mal à maintenir le contact visuel, et pas seulement les bègues, paraissent nerveuses, manquant de confiance en elles. Du coup, elles mettent souvent l'autre personne mal à l'aise. En détournant le regard, vous suscitez donc la gêne de votre interlocuteur en lui montrant que quelque chose ne va pas.
Je vous ai trouvé trois exemples montrant comment cela peut déstabiliser votre interlocuteur.
Le premier est le témoignage d’une jeune femme non bègue, trouvé sur un forum : « Si je suis gêné, ce n’est pas parce que je trouve le bégaiement gênant ou honteux ! C’est parce que celui qui me parle est embarrassé par son bégaiement. En réponse, je regarde ailleurs de la même manière que je détournerais mon regard de quelque chose qui mettrait mon ami mal à l’aise. C’est la réponse sociale classique « ce n’est rien et d’ailleurs je ne le remarque même pas » (un éternuement par exemple ou une tâche de sauce tomate sur la chemise). A l’inverse, je ne suis pas gênée par le bégaiement de mon patron qui l’assume tout à fait et continue à maintenir le contact visuel même lorsqu’il a un accident de parole. »
Deuxième exemple. Récemment, une collègue m'a raconté qu’elle était intervenue devant une classe d’étudiants. Elle recherchait des stagiaires pour mener une mission et devait expliquer le contenu du stage. Pour elle, l’expérience a été très pénible. Pourtant, ils l’avaient écouté et elle n’avait pas été le moins du monde chahutée…Pourquoi a-t-elle eu alors ce sentiment de malaise ? Tout simplement parce qu’ils ne la regardaient pas ! « Ils avaient tous la tête baissée, je n'arrivais pas à capter leur regard : c'était horrible ! »
Troisième exemple, celui cité par le thérapeute américain Tim Mackesey. Il explique avoir reçu en consultation un jeune bègue de 18 ans et ses parents. Le fils expliquait qu’il détournait le regard lorsqu’il s’adressait à ses parents parce qu’il pensait qu’il les ennuyait lorsqu’il bloquait. Et les parents expliquaient qu’ils détournaient le regard lorsque leur fils bégayait « pour ne pas lui mettre la pression »... Sacré cercle vicieux, non ? Et comme par hasard, le jeune homme avait ses blocages les plus sévères lorsqu’il s’adressait à ses parents. En travaillant sur le contact visuel, ils ont enregistré en quelques jours de grands progrès dans leur communication.
Pour achever de vous convaincre, observez comme cela peut vous rendre mal à l’aise lorsque quelqu’un fuit votre regard…
A quoi sert le contact visuel ?
Contrairement à ce que croient beaucoup de bègues, la communication ne passe pas seulement par la parole. Elle est constituée de plusieurs signaux comme la gestuelle, les expressions du visage et …le contact visuel. Celui-ci est très important : c’est avec le regard que l'on capte l'attention, c’est lui qui véhicule vos émotions et c’est avec lui que vous vous assurez que l'autre suit et que vous vous adapterez à ses réactions. Le regard sert à maintenir une conversation, à encourager l'autre à s'exprimer, à lui montrer que vous l'écoutez attentivement, à observer le langage du corps,… et à terminer une conversation.
Et oui ! Si vous fermez les yeux ou détourner le regard, vous coupez purement et simplement la communication ! Pas étonnant, puisque sur les quatre signaux de communication cités plus haut, vous en coupez trois : la parole, le contact visuel et les expressions du visage pour peu que vous détourniez aussi la tête ! Il ne vous reste donc que la gestuelle. Alors, à moins de danser très bien le hip hop ou la bourrée berrichonne, vous avouerez que c’est un peu juste pour maintenir la relation…
Si vous détournez le regard, il ne restera donc que votre blocage et vous laisserez votre interlocuteur seul, désemparé, ne sachant pas comment réagir. Au contraire, si vous souriez et maintenez le contact visuel, votre bégaiement passera plus inaperçu. Si c’est vraiment un gros blocage, vous pouvez rassurer du regard, montrer que votre blocage est momentané et que vous allez reprendre le contrôle. S’il y a une chose que j’ai apprise du bégaiement, c’est que ça se passe tout de suite beaucoup mieux si on considère son interlocuteur comme un partenaire plutôt que comme un juge ou un adversaire. En maintenant le contact visuel, vous maintenez ce partenariat et pouvez même initier une complicité en partageant votre moment de blocage.
Le regard est un fil qui vous relie à l’autre. Grâce à lui, vous montrez à votre interlocuteur que la communication continue et que s’il attend juste un moment, les mots vont sortir. Si le contact visuel lui dit que tout va bien, que vous vous sentez bien, il se sentira bien aussi.
Pour faire prendre conscience de cela à ses patients, Tim Mackesey a recours à un exercice simple. Tout d’abord, il dit son prénom en bégayant : « Je m’appelle T-T-T-T-Tim » tout en gardant le contact visuel. Ensuite, il redit la même phrase en gardant le contact visuel sur « Je m’appelle » et en détournant le regard sur « T-T-T-T-Tim ». Il demande ensuite à son patient ce qui l’a mis le plus à l’aise. Invariablement celui-ci répond : « lorsque vous avez maintenu le contact visuel ». Et lorsque Tim demande ce qu’ils ont pensé de lui lorsqu’il a détourné le regard, ils répondent « que vous étiez apeuré, mal à l’aise ». Cet exercice permet de convaincre les personnes qui bégaient qu’ils doivent conserver le contact visuel. Vous pouvez le pratiquer avec un proche : vous verrez, c'est édifiant.
Pourquoi maintenir le contact visuel pour vous aider dans votre thérapie ?
Comme le disait Malcolm Fraser : « en maintenant le contact visuel, vous démontrez que vous acceptez votre bégaiement comme un problème à résoudre. Lorsque vous détournez le regard, vous vous avouez battu, comme quelqu’un qui ne veut pas qu’on le voit pleurer. »
Regardez votre interlocuteur dans les yeux est donc aussi une manière de regarder votre bégaiement en face et donc de l’accepter. En vous détournant, vous êtes de nouveau dans la fuite, dans le masque et l’évitement, voire dans la défaite. Pas l’idéal pour se booster le moral, vous ne trouvez pas ?
Soutenir le regard est donc un acte positif, une manière de vous affirmer, de garder la tête haute et de renforcer votre confiance. C’est sans doute ce que voulait dire Depardieu (« ce qu’il faut, c’est être plus fort que l’autre dans le regard »). Sans aller dans une logique d’affrontement comme cela se retrouve dans le monde animal ou dans le sport (cf les boxeurs ou le regard noir de Nadal), cela traduit votre volonté de continuer à avancer, à communiquer.
"Ce qui fait la valeur du contact visuel, c’est l’effet qu’il produit sur la personne bègue. Cela l’oblige à laisser le bégaiement avancer à travers le mot. C’est un comportement d’affirmation et un acte positif. C’est difficile d’abandonner et de reculer si vous maintenez le contact visuel" (Harold B Starbuck - Distinguished Service Emeritus, Professor Speech Pathology State University College, Geneseo, New York)
Comment faire ?
Dites-vous bien que regarder, cela s'apprend et que l'on peut s'entraîner.
Dans Self Therapy for the Stutterer (auto-thérapie pour les personnes qui bégaient, cf ma section téléchargement), Malcolm Fraser, fondateur de la Stuttering Foundation of America, préconise les exercices suivants :
- Commencez par vous regarder dans un miroir et simulez un blocage léger. Est-ce que vous détournez les yeux ? Réessayez plusieurs fois en vous assurant que ce n’est pas le cas. Ensuite, faites le même exercice avec un blocage plus important. Si vous voyez que vous ne conservez pas le contact visuel avant et pendant le blocage, exercez-vous jusqu’à ce que vous y arriviez.
- Simulez ensuite quelques appels téléphoniques, toujours en vous regardant dans une glace, en maintenant le contact visuel lors de vos blocages. Regardez-vous jusqu’à ce que vous puissiez parler dans détourner les yeux durant au moins 5 bégaiements. C’est une étape nécessaire et un bon moyen pour vous habituer à supporter le contact visuel.
Vous pouvez aussi avoir recours à la visualisation (il faudra que je fasse un article un jour sur ce sujet passionnant). Détendez-vous le plus possible et pensez à quelqu'un que vous avez du mal à regarder dans les yeux. Imaginez maintenant que vous lui parlez, que vous le regardez dans les yeux, sans la moindre gêne, que vous ressentez même du plaisir à établir ce contact visuel. Cela vous permettra de vous conditionner de manière positive.
Voilà pour les exercices. En situation réelle, voici comment procéder :
- Etablissez le contact visuel avant de commencer à parler. « Deux ou trois secondes de regard tranquille peuvent vous aider à prendre un meilleur départ » (Joe Sheehan)
- Le contact visuel doit rester naturel. Ne fixez pas votre interlocuteur comme si vous vouliez l’hypnotiser, ça le mettrait mal à l’aise. Pas la peine de faire les yeux de Kaa (ne me dites pasa que vous n’avez pas vu le livre de la jungle…). Garder le contact visuel, cela ne veut pas dire fixer continuellement l'autre dans les yeux mais plutôt maintenir un équilibre régulier entre regarder dans les yeux de l'autre et regarder ailleurs.
- Pour rester naturel, votre regard peut se poser alternativement sur différentes parties du visage. Cela évite d’avoir le regard fixe et halluciné d’un psychopathe. Vous pouvez aussi regarder de temps en temps sur le côté mais ne baissez jamais les yeux. Cela signifie que vous coupez la communication.
- Si l’autre détourne le regard, ce n’est pas grave, continuez à le regarder d’une manière détendue et naturelle.
- Si le blocage dure trop longtemps, recourez au petit sourire « pas de panique, j’arrive… » pour rassurer votre interlocuteur et dédramatiser la situation.
Vous pouvez aussi vous exercer lorsque vous pratiquez le bégaiement volontaire. Une bonne manière de faire d’une pierre deux coups…
Pour finir, voici une astuce sympathique pour suivre vos progrès et vous encourager. Ecrivez chaque soir les noms et la couleur des yeux des personnes avec qui vous avez bégayé. Autre variante : écrivez 10 mots ou plus sur lesquels vous avez bégayé tout en gardant un contact visuel normal.
Comme en toute chose, au fur et à mesure que vous pratiquerez, vous deviendrez plus sûr de vous et cela sera plus facile de maintenir naturellement le contact visuel en parlant… et surtout en bégayant.
Si je résume, en maintenant le contact visuel :
- vous acceptez (et donc vivez mieux) votre bégaiement,
- Vous renforcez votre confiance en vous, en vous affirmant et en combattant tout sentiment de gêne ou d’infériorité,
- Vous renforcez votre communication,
- Vous mettez votre interlocuteur à l’aise et vous maintenez la communication.
Et rappelez-vous, vos émotions passent d’abord par le regard. Grâce à elles, vous avez plus de puissance, plus de présence et plus d’impact.
Ca serait dommage de s’en priver, non ?
WAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAHHHHHHHHHHHHHHHHHHH !!! (cri gratuit montrant simplement ma joie d’être de retour, trois semaines après mon dernier billet).
Laurent
P.S : vous ne trouvez pas qu'il a une tête sympa mon bégaiement ?
Lien vers l’article de Tim Mackesey (en anglais)
Autre lien intéressant (toujours en anglais)
8 commentaires:
La fille de la photo n'est pas dispo pour s'entrainerNonBonTantPisOKJeSors
OliverTwix Glacé
I just found this forum and I must say that I'm glad I did. I hope to bring something to the community as I have already found some interesting topics.
Hailing from the Dirty South (United States for those that don' know).
Enfin un nouvel article !
Intéressant comme d'habitude. Je rève ou ce blog devient international? Va falloir penser a traduire...
:p
Merci Anonyme !
Pour l'international, plaisanterie mise à part, c'est une bonne idée. Mais, si ça ne me pose pas de problème de traduire de l'anglais vers ma langue maternelle, c'est tout à fait autre chose de rédiger en anglais pour des anglophones... S'il y a une bonne volonté, je suis preneur ! J'ai déjà le titre du blog : "The Stuttering Frog" !
aaaah enfin je vous retrouve!! gros souci de virus, puis internet!! où j'ai tout perdu, et enfin me revoici à relire et remettre ce blog dans mes favoris.
le regard c'est ce que je travaille avec mon petit bonhomme
à bientôt
c'est aussi sur le regard qu'il faut que je travaille avec mon fils de 6 ans... Mais c'est dur dur de le lui rapeller sans être sans arrêt en train de lui dire à chaque début de phrase "hé ho, regarde moi!" Comment faire? C'est vraiment son point faible,le regard!
Article trés interressant!
Merci!!!
Annelaure
Bienvenue Annelaure ! Pas facile en effet... Je pense qu'à son âge, c'est un peu difficile de travailler cela. Et le rappeler à l'ordre risque de passer pour un jugement. Sous forme de jeu, peut-être. "T'as parlé à combien d'yeux bleus aujourd'hui ?"
Comme le disait un prof de francais ou de philo je sais plus : "Le visage (et surtout les yeux) est la porte d'entrée de la relation ".
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