Je vous ai donc traduit le témoignage de Scott Palasik, un orthophoniste américain et spécialiste du bégaiement, qui est lui-même une personne qui bégaie. Il aborde un thème qui n’est pas souvent évoqué : la souffrance des parents d’enfants qui bégaient et la difficulté qu’ils éprouvent à voir leur enfant se débattre avec les mots. Scott revient pour cela sur sa propre histoire familiale et explique comment il a découvert en tant qu’adulte les tonnes de culpabilité et de tristesse portées par ses parents.
Cela m’a touché parce que, comme d’autres personnes qui bégaient, mon bégaiement a été longtemps un tabou dans ma famille. Je n’avais jamais abordé le sujet avec mon frère et ma soeur et il a fallu attendre la création de ce blog pour que nous en parlions enfin. On connaît mieux aujourd’hui ce que peut être la souffrance et les tourments de la personne qui bégaie et elle a été magnifiquement incarnée par Colin Firth dans « Le Discours d’un Roi ». Mais j’ai pris aussi conscience, grâce aux échanges que je peux avoir avec les parents d’enfants qui bégaient, de la souffrance des pères et des mères. Et grâce à eux, je peux aussi mieux comprendre le désarroi qu’ont pu connaître mes parents. Ce témoignage est une réponse magnifique à tous les parents qui s’inquiètent : vous n’êtes pas coupable du bégaiement de votre enfant, vous faites de votre mieux et n’êtes surtout pas des mauvais parents (sinon, vous ne liriez pas ce blog :-)). Quant à votre fils ou votre fille, le bégaiement est une partie de sa vie (ce qui ne veut pas dire qu’il bégaiera toute sa vie), c’est une de ses différences et ce n’est pas forcément un cadeau empoisonné…
Quant aux grands enfants qui bégaient, je suis sûr qu’ils entendront le message de Scott : c’est une libération d’aborder le sujet avec ses parents et il n’est jamais trop tard pour le faire !
Bonne lecture.
Laurent
P.S : Et n’oubliez pas vos vidéos pour la Journée Mondiale du Bégaiement !
P.S2 : et un Troupignakif pour celui ou celle qui me dit de quel film est tirée la photo d’illustration (facile !)
Voici la traduction de l’article. Vous pouvez aussi la télécharger au format PDF en suivant ce lien.
Traiter la souffrance chronique et la perte « d’un enfant fluent » (une histoire personnelle)
Dealing with Chronic Sorrow and the Loss of a « Fluent Child » (a personal story)
http://www.mnsu.edu/comdis/isad13/papers/palasik13.html
par Scott Palasik and Jaime Hannan
Mississippi et Ohio, Etats-Unis
Durant ma vie, j'ai (Scott) passé un nombre incalculable d'heures à me demander ce que les gens pensaient de mon bégaiement et pourquoi ils se comportaient de la sorte avec les personnes qui bégaient (par exemple en finissant leurs phrases, en regardant ailleurs ou en s'en allant).
J’ai ainsi commencé à m’interroger très tôt sur l’attitude de mes parents et cela m'a finalement amené à estimer à sa juste valeur et à respecter ce que certains parents peuvent dire et faire lorsqu'ils sentent que leur enfant traverse des moments pénibles (comme nous en connaissons tous au cours de ce voyage qu'est la vie). De plus, cela m'a amené à me demander jusqu’à quels extrêmes des parents peuvent aller pour protéger leurs enfants qui bégaient de ces moments de souffrance.
Ayant grandi en tant que personne qui bégaie, mes parents et moi n'avons jamais parlé du bégaiement, sauf lorsqu’ils me disaient de « m'arrêter, ralentir et penser à ce que j'étais en train de dire.» Un conseil classique qui s'est ensuite transformé en « Scott, stop ! » quand j'ai eu 18 ans. Peu après avoir commencé l'université, j'ai commencé à voir une orthophoniste qui (pour la première fois de ma vie) m'a permis de parler de mon bégaiement, ouvertement, et m’a écouté (et qu'est ce qu'elle a écouté !) Finalement, elle m'a conseillé de parler avec ma famille de mon problème de parole. Après une année de thérapie, j'ai donc réuni ma mère, mon père et mon frère aîné au restaurant et je leur ai expliqué que de me dire « d'arrêter, de ralentir et de penser à mes mots » ne m'aidait pas. J'ai ensuite ajouté : « je ne vous blâme pas pour mon bégaiement mais j'apprécierais que vous ne disiez plus cela. » Cela m'a évidemment pris un certain temps pour le dire car j'étais nerveux et j'avais peur de leur réaction. Pourtant, grâce à ma thérapeute, j'ai trouvé le courage (pour la première fois) d'exprimer ce que j'avais besoin de leur dire. Ma mère a pleuré (elle est très émotive, tout comme moi) et mon père et mon frère ont juste écouté. Personne n'a rien dit et je suis sorti de cette conversation en me demandant ce que pensaient les 3 personnes qui comptaient le plus dans ma vie. Nous n'avons reparlé du bégaiement que des années plus tard, le jour de Noël, quand j'ai constaté combien la culpabilité pouvait être puissante et ai réalisé la profondeur de l'amour de parents pour leur enfant ainsi que leur besoin de le protéger de la douleur et de la souffrance – au point de choisir de souffrir eux-mêmes.
J'avais un ours en peluche préféré (Teddy), que j'avais eu à ma naissance. Je l'emmenais partout quand j'étais petit (et je dis bien partout, y compris dans la baignoire !) Un jour, alors que j'avais 5 ou 6 ans, mon meilleur ami a disparu et je ne l'ai jamais revu. Il y a 3 ou 4 ans (un matin neigeux de Noël dans l'Etat de New York, alors que j'avais une trentaine d'années), j'ai ouvert un paquet offert par ma mère. A l'intérieur du papier rouge, il y avait mon ours en peluche. Ravi, surpris et le coeur débordant de joie, je me suis tourné vers ma mère et j'ai dit "Ouah ! Ca fait presque trente ans que je ne l'ai pas vu, où l'as-tu trouvé ? » A ce moment-là, ma mère s’est mise à pleurer et m'a dit : "Je l'ai pris quand tu avais 5 ans. » Elle a fait une pause pour essuyer une ou deux larmes avant de poursuivre : "Je pense que c'est pour ça que tu as commencé à bégayer." Et elle a éclaté en sanglots. Je me suis approché d'elle et je l'ai prise dans mes bras, ce qui a eu pour effet d'ouvrir grand les vannes et de libérer des flots de larmes. Dans notre étreinte (et alors que je versais moi aussi quelques larmes), j'ai dit : « Est-ce que tu a porté ce fardeau tout ce temps ?" Elle a acquiescé. Entre larmes et reniflements, elle m'a expliqué qu'elle s'en était toujours voulue pour mon bégaiement et que ça lui faisait mal de me voir me débattre. Elle a ajouté qu'elle avait toujours voulu m'aider comme elle pouvait mais sentait qu'elle n'avait aucune réponse à apporter à mon bégaiement. La vérité est peut-être que c’est plus facile pour les parents d'endosser la responsabilité des difficultés d'élocution de leur enfant plutôt que de rester impuissant à regarder. La culpabilité peut permettre aux parents de se raccrocher à quelque chose.
Nous avons arrêté d'ouvrir les cadeaux et, avec ma mère et mon père, nous avons commencé à parler du bégaiement (à ce moment-là, j'étais un orthophoniste confirmé et j'allais commencer mon doctorat sur le thème du bégaiement). Je leur ai d'abord assuré que leur volonté de m'aider et de me protéger partait d’un bon sentiment. Je leur ai dit : « Je sais que vous m'aimez. Je sais aussi que vous étiez désemparés et effrayés – Je l'étais aussi." Nous avons parlé du bégaiement un long moment ce matin-là. Je leur ai dit qu’il n'avait pas de cause concrète mais que certains chercheurs tendaient à penser qu'il y avait une composante génétique. Mon père a acquiescé, car il bégaie depuis qu'il est petit. J'ai continué en expliquant que d'autres chercheurs pensent que les enfants qui bégaient ont des tempéraments différents de ceux qui ne bégaient pas. Je leur ai assuré que ce n'était pas de leur faute et qu'ils n'ont pas causé mon bégaiement. A ce moment là, un petit sourire est apparu sur le visage de ma mère (pendant que les larmes continuaient à couler sur ses joues gonflées et rougies). J'ai poursuivi en expliquant comment certains jours je me sens frustré et comment, d'autres jours, je vis le bégaiement comme une partie de moi. J'ai ajouté que le bégaiement ne m'a pas empêché de vivre ma vie – il m'a même permis de devenir un musicien accompli et un orthophoniste capable d'aider les enfants et les adultes à se débarrasser de troubles de la communication. J'ai terminé mon monologue en disant : « si je ne bégayais pas, je ne pense pas que je serais aussi compatissant et attentionné que je le suis aujourd'hui. Je dois ma vie et ma carrière au bégaiement." Mon père (un homme qui parle peu) a hoché la tête et a souri (j'ai alors compris qu'il attendait depuis longtemps de parler avec moi de mon bégaiement). Ma mère m'a serré contre elle et m'a dit qu'elle m'aimait et qu'elle était désolée si elle ou mon père avaient fait quelque chose qui m'avait blessé. Elle a ajouté : "Nous ne savions pas quoi faire et voulions seulement te protéger. Cela nous brisait le coeur de te voir lutter, cela nous brisait le coeur." Je lui ai dit qu'avec le temps, j'avais réalisé que « ce sont les combats que nous menons au cours de nos vies qui nous rendent forts." Elle a souri, pleuré encore un peu et nous avons ensuite continué notre célébration de Noël.
Je suppose qu'au final nous ne savons jamais quelles sont les motivations de chacun, même quand il s'agit de nos parents. Lorsque nous sommes enfants, nous ne voyons jamais nos parents comme des adultes mais, lorsque nous grandissons, nous pouvons voir combien ils se sont sacrifiés (sur un plan émotionnel et physique) pour nous. Je pense que la plupart des parents veulent juste protéger leurs enfants de toute peine ou inconfort. Quand ils ne peuvent pas le faire, des sentiments de culpabilité et de tristesse (très similaires au processus du deuil) peuvent commencer à les assaillir et les amener à agir d'une manière qu'ils n'auraient pas utilisée autrement. Ces sentiments de culpabilité et de tristesse peuvent provenir de leur perception d’avoir fait quelque chose de travers ayant causé le bégaiement. Ils pourraient aussi faire partie du travail de deuil qui est associé à la souffrance (détresse) chronique (Olshansky, 1962).
Le terme de souffrance (détresse) chronique a été utilisé pour la première fois par Olshansky, un thérapeute qui conseillait les parents d'enfants mentalement attardés. Olshansky a écrit ce qui suit pour expliquer ses hypothèses sur ce qui garde les parents dans cet état constant de tristesse, de colère et de culpabilité, et peut contribuer à leur difficulté d’accepter le handicap de leur enfant :
La dépendance permanente, au quotidien, de l'enfant, les frustrations interminables résultant de l'absence relative de changement, l'aspect inesthétique de la déficience mentale, le symbolisme profond et sous-jacent du fait d'avoir donné la vie à un enfant déficient, tout cela se rejoint pour produire la souffrance chronique des parents. (p. 192)
Eakes, Burke, et Hainsworth (1998) ont approfondi cette souffrance chronique des parents d’enfants handicapés et le résultat de leurs travaux suggère que "la confrontation entre l'idéalisé et le réel" (p. 182) peut être la source de la souffrance des parents. Les auteurs suggèrent également que les évènements qui continuent à montrer aux parents que leurs enfants sont différents peuvent perpétuer leur souffrance chronique et les empêcher d'accepter les défis posés par leur enfants.
Plusieurs études relatives à la souffrance chronique ont été réalisées au cours des quatre dernières années. Une étude récente menée par Bowess, Lowes, Warner et Gregory (2009) analysait les perceptions de parents d'enfants ayant un diabète de type 1. Cette étude a montré que les parents ont des pensées s’apparentant au chagrin du deuil et qu’il y a des déclencheurs spécifiques pour ces sentiments. Ces conclusions semblent cohérentes avec celles de Eakes et al.
Cette théorie de la souffrance chronique peut s’appliquer aux parents d’enfants qui bégaient et à leur sentiment de culpabilité, ainsi qu’à leurs attentes vis-à-vis de leurs enfants. Les parents peuvent vivre un conflit entre leur enfant « imaginé », idéalement fluent, et leur enfant « réel», qui bégaie. Ce conflit peut déclencher le chagrin et la culpabilité, ainsi que des sentiments d’inadéquation parce qu’ils sont incapables de résoudre le bégaiement de leur enfant et de le protéger de la souffrance (ou de ce qu’ils perçoivent comme une souffrance). L’idée que les parents peuvent être en conflit avec la réalité du bégaiement de leur enfant peut alors affecter la relation qu’ils ont avec lui et amener l’enfant à percevoir des attentes pour être fluent ou « à la hauteur de certaines images » (Hughes, 2007; p. 49).
Avec le recul, je pense maintenant que mes parents (en particulier ma mère) étaient pris dans un schéma de souffrance chronique. Plusieurs fois, ma mère m’a dit ce qu’elle pensait, comme "peut-être que si nous ne t’avions pas dit ‘d’arrêter et de ralentir’ ça t’aurait aidé" ou "Je suis désolée de n’avoir pas pu t’aider." A ce jour, elle fait souvent ce type de commentaires quand nous parlons du bégaiement. Je lui réponds par des mots d’encouragement pour la rassurer et lui dire qu’elle n’a rien fait de mal et que ma vie est pleine de sens. Je pense que les facteurs qui engendrent la culpabilité, la tristesse et le besoin de protéger leur enfant sont puissants et peuvent amener les parents à se comporter vis-à-vis de leurs enfants d’une manière qui peut sembler blessante. Cependant, les actions des parents viennent peut-être de leur confusion et de leur peur - confusion due au manque de réponses et à la peur d’avoir fait quelque chose de mal ou de ne pas être de bons parents. Ces sentiments de peur, de confusion, de culpabilité et de tristesse peuvent perpétuer la souffrance chronique des parents d’enfants qui bégaient.
Le besoin et l’instinct qu’ont certains parents de protéger leur enfant, au point d’endurer une souffrance chronique, est clairement un tribut payé à l’amour profond qu’ils éprouvent pour lui. Les parents peuvent ne pas savoir comment aller vers l’acceptation et être condamnés à souffrir chaque fois que leur enfant bégaie. En tant qu’orthophoniste et personne qui bégaie, je pense que les orthophonistes doivent traiter les besoins émotionnels des parents, en recourant à des protocoles d’accompagnement, aussi bien que les besoins de l’enfant qui bégaie. Il faut les aider à abandonner l’image de l’enfant « idéal » qu’ils peuvent avoir construit dans leur tête et encourager l’acceptation de leur enfant « réel ». Avec un peu de chance, au fur et à mesure que l’enfant qui bégaie apprend à accepter le bégaiement, les parents apprennent aussi à accepter leur enfant entièrement, y compris son bégaiement.
Pour finir, ma mère et moi avons eu d'autres conversations sur le bégaiement durant les années qui ont suivi ce Noël. J'essaie de la tenir informée car je sais que ça lui fait du bien et que ça l'aidera à se libérer des fardeaux de culpabilité et de tristesse qu'elle porte depuis si longtemps et qui semblent bien enracinés. Enfin, j'espère que nos conversations l'aident à accepter mon bégaiement et au final à s'accepter comme une bonne mère, qui a toujours été guidée par l'amour.
Références:
Bowes, S., Lowes, L., Warner, J, & Gregory, J.W. (2009). Chronic sorrow in parents of children with type 1 diabetes. Journal of Advanced Nursing,, 65, 992 - 1000.
Eakes, G.G., Burke, M.L., & Hainsworth, M.A. (1998). Middle-range theory of chronic sorrow. Journal of Nursing Scholarship, 30, 179-184.
Hughes, C.D. (2007). Investigation of family relationships for people who stutter. Retrieved from OhioLINK Electronic Thesis and Dissertation (ETD). (BGSU 1174423351). Olshansky, S. (1962). Chronic sorrow: A response to having a mentally defective child. Social Casework, 43, 191-193.
le bloggeur a un coeur qui bat, mouais je demande à voir...
RépondreSupprimermerci Laurent pour cette traduction
Toi c'est différent, t'as un glaçon à la place du cœur !
RépondreSupprimerNous n'avons pas le monopole du coeeeeeuuuurrrr messieurs les bloggeurs !
RépondreSupprimerNi celui des bonnes idées, même si j'ai encore une fois le sentiment que cette traduction s'imposait. Tu vas prendre le temps de nous en sortir encore beaucoup comme ça dis ? J'espère ! Parce qu'il ne faudra pas compter sur ma feignasserie et mon niveau d'anglais pour que je m'y colle à ta place.
En mode troupignakiffé, je parlerais bien de Billy Eliot :))
Merci Cédric !
RépondreSupprimerPour le troupignakif, ça semble bien parti...
Le plus beau, c'est que le bégaiement lui a finalement permis de trouver un sens à sa vie (orthophoniste).
RépondreSupprimer@Patrick : tu as raison. Ca me rappelle ce proverbe chinois cité par une maman d'un enfant qui bégaie : "bonnes nouvelles, mauvaises nouvelles : qui peut savoir ?"
RépondreSupprimerpfffiou... Que dire après tout cela? Sinon que je retrouve ici quelque chose que j'essayais de formuler depuis un moment...
RépondreSupprimerje vais souffler un peu (ce texte m'a pas mal émue), et je reposerais un peu plus tard.
@Debo : alors toi aussi, t'as un petit coeur qui bat ? :-)
RépondreSupprimerReviens vite nous donner ta contribution !
Voui môssieur, voui, j'ai un glaçon à la place du coeur. Parfaitement !
RépondreSupprimerMais parfumé à la fraise.