Mes articles se sont raréfiés ces derniers mois car j’avais l’impression qu’il ne se passait pas grand chose de nouveau sous le soleil du bégaiement. N’ayant pas encore atteint l’âge du radotage, je suis devenu un blogueur dormant, se balançant mollement dans un hamac, le visage dévoré par une barbe de naufragé. Pourtant, je fais encore des découvertes qui me donnent parfois envie (mais pas toujours, ce qui veut dire que j’ai fait plein de découvertes que je n’ai pas partagées. C’est horrible, non ?) de me remettre au clavier. C’est le cas aujourd’hui avec la technique du “saut” (“jump” en anglais), élaborée par l’orthophoniste et chercheur britannique, Paul Brocklehurst.
Paul est lui même une personne qui bégaie. Il anime des ateliers pour adultes et propose un cours gratuit en ligne pour apprivoiser son bégaiement. Il organise également des randonnées chaque année dans les pyrénées pour les personnes qui bégaient, une initiative que j’avais relayée sur la page Facebook du blog (si vous êtes intéressés, la prochaine a lieu en septembre) et qui explique son bronzage à faire pâlir un moniteur de ski.
Qu’est-ce que le saut ?
Plusieurs techniques existent pour se sortir de cette situation. J’ai déjà présenté certaines d'entre elles sur le blog : l’ERASM, le pull-out, l’annulation... Elles permettent de déverrouiller le blocage et de dissoudre ce mur qui se dresse devant nous. Inconvénients : elles demandent une adaptation de notre élocution, mettent l’accent sur le blocage et provoquent une rupture dans notre discours.
Paul a choisi une autre tactique lorsqu’il constate qu’il n’arrive pas à faire une liaison de phonèmes. Plutôt que d’insister et de se fracasser encore et encore sur ce son, comme un oiseau affolé sur une vitre, il passe directement au son suivant, sans effectuer cette satanée liaison. C’est ce qu’il appelle “le saut”.
Le saut n’est donc pas réellement une technique, au sens où il ne demande aucune préparation, aucun artifice, aucun contrôle. C’est d’ailleurs ce qui m’a séduit. Le saut consiste simplement à abandonner le son sur lequel on bloque et à passer au suivant. C’est aussi simple que ça.
Paul nous invite à procéder de la manière suivante. Après le premier blocage, plutôt que de réessayer, faites une pause. Laissez le son qui vous bloque et passez au suivant. Ne revenez pas en arrière, ne réessayez pas, parce que c’est cela qui crée le bégaiement.
Reprenons l’exemple de Karine. J’ai posé la question à Paul pour bien comprendre.
- Dans une vidéo, tu fais une démonstration sur "Karen". Tu sors du blocage en disant "K-Aren". Je voudrais adapter l'exemple en français sur "Karine". En français, le K se prononce Ka. Le bon saut serait-il donc : "Ka. Ren" ?
Voici la réponse de Paul :
- Pour faire le saut, tu dois simplement t’arrêter là où tu bloques… Avec Karen, il est possible que tu bloques avant même que l’air sorte de ta bouche... ou juste après mais avant que tu vocalises. Ou tu peux bloquer après avoir vocalisé la voyelle… Dans tous les cas, tu t’arrêtes simplement où tu es bloqué, tu laisses aller un instant et continues ensuite avec le reste du mot. Le résultat final du saut peut donc être
1. ?-aren
2. K-aren
3. Ka-ren.
En réalité, tu n’as pas vraiment besoin d’y réfléchir. Tu laisses simplement tomber à l’endroit où tu es bloqué et reprends un peu plus loin dans le mot.
Quelles sont les avantages de cette technique ?
- Elle est très reposante ! Grâce à elle, les blocages sont brefs, voire absents, donc beaucoup moins éprouvants et gênants pour la fluidité de votre communication. Ce saut léger d’une syllabe à l’autre est plus confortable que le bégaiement, à la fois pour la personne qui bégaie et son auditeur. Finies les répétitions sans fin, les grimaces et les tics. Vous êtes un rugbyman qui heurte son adversaire puis esquive le plaquage pour filer à l’essai.
- Elle vous amène à ne plus éviter les sons redoutés. En effet, le saut n’est pas un évitement puisque, au départ, vous ne cherchez pas à éviter le son. Vous dites ce que vous avez à dire et même si une appréhension surgit, vous ne recourez pas à une substitution de mot. Vous abordez bien le mot qui vous vient aux lèvres, en essayant de le dire une fois avec la liaison attendue. Si vous n’y arrivez pas, vous n’insistez pas et passez au phonème suivant.
- Cela vous aide à surmonter la peur du blocage puisque vous savez dorénavant que celui-ci sera bref et ne vous arrêtera pas. Vous avancez sans peur et sans reproche, sans rompre le cours de votre conversation. Paul insiste d’ailleurs sur la nécessité de ne pas ralentir avant le phonème. Il faut continuer à avancer à la même vitesse. Faire une pause ou ralentir est une forme d’évitement. Avec cette technique, le blocage devient un non évènement !
- Le saut permet d’avoir une approche plus pragmatique, moins idéaliste et perfectionniste de la parole et de la communication. Le plus important est de transmettre son message rapidement et sans effort, pas d’avoir une articulation parfaite sur chaque son. C’est une bonne façon d’alléger la pression.
Les gens vont-ils me comprendre si je saute ainsi des sons ?
Lorsqu’on découvre cette technique, on peut craindre la réaction de l’autre. Selon l’expérience de Paul, les gens comprendront le plus souvent très bien et reconstitueront les mots d’eux-mêmes s’ils leurs sont familiers. Vous remarquerez que beaucoup de personnes “mangent” des syllabes ou n’ont pas une articulation parfaite. Cela ne vous empêche pas de les comprendre.
Pour vous en convaincre et vous familiariser avec cette technique, Paul conseille de l’utiliser d’abord avec des personnes bienveillantes de votre entourage. C’est la bonne vieille recette de la désensibilisation progressive. Exercez-vous dans des situations simples, avec vos proches, puis progressivement passez à d’autres situations de parole.
Vous entrerez alors dans un cercle vertueux :
Premiers succès = Réduction de la peur du blocage = Prise de confiance = Réduction des blocages = Poursuite de la technique qui deviendra alors un automatisme.
Cette technique est-elle efficace ?
J’ai posé la question à Paul. Voici ce qu’il m’a répondu, très honnêtement.
“J’ai élaboré cette technique du saut et commencé à l’utiliser moi-même il y a 15 ans. Cela a eu un effet immédiat sur mon niveau de fluence. A tel point que cela m’a permis d’aller à l’université pour faire des études d’orthophonie (ce qui aurait été impossible avant que je découvre cette technique, tant mon bégaiement était sévère). Durant les 5 dernières années, j’ai essayé de l’enseigner à d’autres personnes qui bégaient, mais avec des succès divers. Pour qu’elle fonctionne, il faut que la personne ait déjà un haut niveau d’acceptation de son bégaiement et un haut niveau d’estime de soi, qu’elle n’ait plus l’envie irrépressible de masquer son bégaiement.”
Cette technique me semble toutefois intéressante pour un bégaiement masqué car elle présente l’avantage d’être peu visible. C’est un escamotage discret. Je l’utilise moi-même depuis quelques jours avec un certain plaisir (oui Mesdames et Messieurs, la maison ne recule devant rien, le blogueur mouille sa chemise, s’implique, teste avant de proposer !) C’est agréable et déconcertant de se débarrasser ainsi du bégaiement, simplement en renonçant à le produire.
Evidemment, cette technique n’est pas une recette magique et unique. Elle ne fonctionnera pas dans toutes les situations, Paul le reconnaît lui-même. C’est juste une arme de plus à votre disposition. Mais celle-ci est tout de même particulièrement séduisante, tant elle est simple à mettre en oeuvre et va dans le bon sens, celui d’une communication décomplexée et sans effort.
Alors, prêt à sauter ? 1, 2, 3… Let’s go !
Laurent
Pour aller plus loin :
Un article rédigé par Paul sur le sujet et traduit par Richard Parent, mon infatigable et généreux ami québécois.
Une vidéo (en anglais) où Paul explique sa technique avec exemple à l'appui.
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