26 déc. 2019

Ce que Joe Biden ne parvient pas à dire



J’ai lu cette semaine un article passionnant sur Joe Biden et le rôle joué par son bégaiement dans la course à la présidentielle américaine. Dans “ce que Joe Biden ne parvient pas à dire”, le journaliste John Hendrickson, qui bégaie aussi, explique comment l’ancien vice-président d’Obama se retrouve piégé dans son histoire de conquérant du bégaiement et son refus de reconnaître qu’il peut encore bégayer.

Après un débat télévisé particulièrement difficile. Fox news a réalisé un montage de ses accidents de parole, avec des commentaires peu charitables sur “le périlleux trajet des mots entre son cerveau et sa bouche.” Ses hésitations et blocages amènent ses opposants et certains média à railler son image de candidat vieillissant, bredouillant et perdant ses moyens. Lorsqu’il bute sur le mot “Obama” et s’en sort en le substituant par “mon boss”, les journaux titrent le lendemain “Il a oublié le nom d’Obama !”.

Son équipe de campagne a donc fini par accepter cette interview d’un journaliste qui bégaie. Pour la première fois, Joe Biden est revenu sur ses souvenirs de jeunesse et de bégaiement..

“Ca fait tellement longtemps que je n’ai pas bégayé.. Mais je me souviens de la sensation… Les années de collège et de lycée ont été les plus difficiles. On parle des pestes mais elles ont aussi leur équivalent masculin.” Au lycée, certains le surnommaient “tiret”, en référence à l’alphabet morse. Point, point, point, tiret, tiret, point, point…

Même les professeurs pouvaient être cruels. Il raconte un épisode particulièrement marquant, survenu en classe de cinquième. “Les étudiants devaient lire à tour de rôle. J’étais le 5ème à passer…” Il avait fait le décompte des paragraphes à venir pour mémoriser celui qu’il devrait lire. Il s’en souvient encore par coeur, ainsi que de l’endroit où il a buté. Un blocage l’a fait sortir en deux mots “gentle man” (au lieu de “gentleman”). Sa professeur était une nonne, bien peu catholique pour le coup… Elle l’a immédiatement repris, en imitant son bégaiement : “Mr Bi-Bi-Bi-Biden, quel est ce mot ?”

Biden raconte qu’il s’est levé et a quitté la classe en signe de protestation. Sa mère, Jean, l’a ramené à l’école et affronté la nonne. “Si vous refaites ça, j’envoie valser votre cornette !” Il lui reste de cet épisode un sentiment de colère, de rage et d’humiliation.

C’est là que naît son récit, sa légende personnelle : à force de travail et de volonté, il a vaincu le bégaiement. Il s’est astreint à réciter des vers de Yeats et d’Emerson devant son miroir, en travaillant le rythme et les pauses, en comptant le nombre de mots qu’il pouvait dire sur une expiration.

“Cela fait des décennies que je n’ai pas ressenti la peur de bégayer que ce soit devant des foules de 80, 800 ou 80 000 personnes.” A tel point que nombre de ses partisans et opposants ignorent son histoire. Sarah Sanders, l’ex porte-parole de Trump, s’est ainsi moquée de son bégaiement sur twitter avant de présenter ses excuses.

Dans la communauté bègue, on s’agace de voir les médias présenter les accidents de parole de Biden comme un signe de déclin mental. Une responsable associative déplore : “C’est Biden qui permet cela en ne disant pas les choses clairement.” Toutefois, elle n’est pas sûre que plus de sincérité bénéficierait à sa candidature. “Je crois qu’il s’est enterré lui-même dans un trou en refusant de dire qu’il bégaie toujours. Ca fait si longtemps que les gens trouveraient bizarre qu’il dise maintenant le contraire.” Biden partage également cette inquiétude. Dans un discours en 2016 au gala de l’American Institute for Stuttering, il explique avoir décliné une précédente invitation quelques années auparavant. “J’avais peur qu’en apprenant que je bégaie, les gens pensent qu’il y avait un truc qui n’allait pas chez moi.”

Emprisonné dans ce récit, il lui est maintenant inimaginable d’avouer qu’il peut encore bégayer. D’habitude si volubile, il se renferme lorsque le journaliste essaie de l’y amener. Il vient d’une école de garçons, où on ne montre pas ses faiblesse, et appartient à une ancienne génération, manichéenne, celle des bons et des méchants. “C’est le type fiable, tenace, l’aviateur aux bras croisés. Ce type ne bégaie pas ; il A bégayé.”

Dans le premier chapitre de ses mémoires, Biden écrit “mon père m’a enseigné la valeur de la constance, de l’effort et du travail, et il m’a appris à porter les fardeaux avec élégance. Il citait souvent Benjamin Disraeli : “Never complain, never explain”. Ne jamais se plaindre, ne jamais expliquer.

Il voue ainsi une admiration sans borne pour le courage du roi George VI et parle de l’émotion qu’il a ressenti devant le film “Le discours d’un Roi”. “Oh ! Mon Dieu ! Je me suis souvenu de ce qu’on ressent, ce sentiment de sombrer, d’être aspiré dans un trou noir. Ils savaient le courage que ça lui demandait de se tenir debout dans ce stade en essayant de parler. Et ça leur a donné le courage… “ Il a eu accès à un carnet de notes du roi, retrouvé au fond d’un grenier, et a été émerveillé de voir que George VI, comme lui, notait les pauses dans son discours : x mots - respiration - y mots - respiration. “C’est le meilleur moyen que j’ai trouvé pour lire mes discours”, explique-t-il. Son équipe note même ces pauses sur le texte de son prompteur.

Dans la plupart de ses apparitions et interviews, Biden explique comment il a “surmonté” le bégaiement et comment les autres peuvent aussi le faire. Dans des vidéos postées par son équipe de campagne, il encourage les jeunes bègues à suivre son exemple.

Ce message sous-jacent “vaincre à tout prix” véhiculé par Biden va pourtant à contre courant du mouvement actuel de “normalisation” du bégaiement. La tendance est de déstigmatiser ce trouble, comme on le fait pour l’autisme, qu’on ne présente plus comme une pathologie mais comme une “neurodiversité”. L’idée est d’accepter, d’embrasser son bégaiement. La recherche a montré que le simple fait de dire “je bégaie” est bénéfique aussi bien pour la personne qui bégaie que pour son interlocuteur. Le premier explique ce qui se passe et relâche la tension et la gêne ; le second arrête de se demander ce qui ne va pas chez l’autre.

Certaines personnes qui bégaient souhaiteraient donc que Biden soit davantage transparent sur ses disfluences ponctuelles. C’est le cas d’Eric S. Jackson, spécialiste des troubles de la communication et bègue lui-même : “Dans le monde entier, la course à la présidentielle est le stade ultime. S’il se présentait en disant : “je bégaie toujours et tout va bien”, ce serait un message formidable.

C’est ce que souhaite également Joe Hendrickson : “Je ne veux pas entendre Biden dire “je bégaie toujours” pour prouver quelque chose ; je veux l’entendre parce que, en tant que candidat à la présidence, cela signifierait que le bégaiement n’est vraiment pas un problème - pour lui, pour moi, ou pour les enfants que nous étions.”

Mais Biden reste empêtré dans cette histoire de rédemption. Il se penche vers le journaliste et lui souffle son mantra, les yeux dans les yeux : “Vous ne devez pas laisser le bégaiement vous définir.”

“En gros, il me dit que mon bégaiement n’est pas important, et j’ai envie de lui dire la même chose”, écrit Hendrickson.

Mais Joe Biden semble encore loin de cette acceptation et de ce lâcher prise. Quand Hendrickson lui demande : “Aujourd’hui, quand vous regardez l’adolescent qui s’exerce dans sa chambre devant son miroir, que voyez-vous ?”, le candidat lui répond :

“Il a l’air heureux. J’ai l’impression qu’il maîtrise.”

Voici le lien vers l'article original de Joe Hendrickson.

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